• August Wilhelm von Schlegel to Charles François Marie de Rémusat

  • Place of Dispatch: Bonn · Place of Destination: Paris · Date: [1822]
Edition Status: Single collated printed full text without registry labelling not including a registry
    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Charles François Marie de Rémusat
  • Place of Dispatch: Bonn
  • Place of Destination: Paris
  • Date: [1822]
  • Notations: Datum sowie Absende- und Empfangsort erschlossen.
    Printed Text
  • Provider: Dresden, Sächsische Landesbibliothek - Staats- und Universitätsbibliothek
  • OAI Id: 380757591
  • Bibliography: Schmidt, Erich: Ein verschollener Aufsatz A. W. Schlegels über Goethes „Triumph der Empfindsamkeit“. In: Festschrift zur Begrüßung des fünften allgemeinen deutschen Neuphilologentages zu Berlin Pfingsten 1892. Hg. v. Julius Zupitza. Berlin 1892, S. 86‒90.
  • Incipit: „J’ai vécu quelques années près de Goethe, lorsqu’il était dans la force de l’âge et dans la maturité de son génie; [...]“
    Language
  • French
J’ai vécu quelques années près de Goethe, lorsqu’il était dans la force de l’âge et dans la maturité de son génie; j’ai souvent passé des journées entières avec lui, et nous avons beaucoup causé sur ses ouvrages; mais il n’amait guère à donner des explications, comme il n’a jamais voulu faire des préfaces.
Ainsi l’on s’attend à trouver dans ses Mémoires beaucoup de choses qu’il n a pas voulu dire, parce que les relations sociales lui imposaient des réticences; d’autres qu’il n’a pa su dire, parce que le vieux Goethe avait oublié Goethe jeune. C’est pourquoi il n’a guère expliqué que les circonstances extérieures qui ont donné lieu à la production de ses œuvres les plus originales. Toutefois il y a dans cet ouvrage beaucoup de portraits des hommes qui ont puissamment influé sur la marche de notre littérature, et beaucoup d’anecdotes littéraires curieuses, et aujourd’hui presque oubliées chez nous, entièrement ignorées à l’étranger.
Malheureusement il a laissé une lacune entre le troisième volume de la première section de ses Mémoires et la seconde, qui contient le voyage d’Italie; et cette lacune tombe précisément sur l’époque où le Triomphe de la Sentimentalité à été composé, de sorte qu’il n’en parle pas. Je m’en vais vous décrire le mieux que je pourrai les folies dont cette pièce est la parodie.
Le roman de Werther fit une sensation extraordinaire. Les imitations exagérées arrivèrent en foule, et on peut les diviser en doux classes: le genre furibond et le genre lamentable. Dans le premier, on distingua deux hommes dont Goethe parle dans ses Mémoires, Lenz et Klinger. Les furibonds avaient quelques lueurs de génie au milieu de beaucoup d’extravaganne les lamentables étaient tout-à-fait niais. Le roman favori des pleureurs était Siegwart, composé par un certain Miller. C’est une Iecture qui m’a fait verser beaucoup de larmes à l’âge de dix ou douze ans.
On ne saurait attribuer tout cela à la seule influence de Goethe. Il s’était manifesté une tendance semblable dans plusieurs pays, et nommément en Angleterre. En France, les hommes alors étaient trop frivoles et les femmes trop coquettes, pour que cela pût jamais bien prendre. L’Italie a un retentissement bien tardif dans les lettres de Foscolo.
Les Nuits d’Young datent d’une époque un pou antérieure; la nouvelle Héloise, les écrits de Sterne, dont l’admirable ironie ne fut guère sentie, tandis qu’on s’attachait uniquement aux morceaux touchans; les poésies d’Ossian nouvellement découvertes, ou plutôt fabriquées, et une foule de romans, voilà ce qui composait la bibliothèque du public sentimental de ce temps. De la littérature, l’imitation passa dans le ton de la société et même dans les mœurs. C’était un rôle pour les jeunes gens que de s’habiller à la Werther, de se faire sombres et mélancoliques, de braver enfin les convenances sociales comme un outrage fait à la nature; tandis qui rien n’était plus factice que les sentiments dont ils faisaient parade. Les femmes, de leur côté, s’empressèrent d’adopter une coquetterie doucereuse et papelarde; c’était le moyen de combiner de tendres penchans avec une vertu parfaite.
Au fond de cette affectation sentimentale, il y avait cependant une vanité insupportable, un profond égoïsme, et une véritable idolàtrie do soi-même. Le reste des humains, qui ne parlait pas le langage romanesque, fut regardé par les âmes élues comme une espèce inférieure. Quoiqu’on eût puisé dans Rousseau une vénération presque superstitieuse d’épouse et de mère, les relations de famille se ressentirent de ces mêmes écarts. Telle femme mariée avec un homme honnête et raisonnable, se croyait la personne du monde la plus malheureuse, parce que son mari, occupé de son emploi, ne pouvait pas vaquer uniquement aux affaires du cœur, et qu’il exigeait d’elle quelque soin du ménage: elle se permettait peut-être de nourrir les sentimens exaltés d’un jeune homme, se croyant parfaitement pure, parce que de part et d’autre on dédaigna i les sens comme une chose grossière.
L’éducation y eut aussi sa part: on voulait avant tout former le cœur; on exerçait l’enfance aux émotions étrangères à cet âge. Des mères tendres étaient tentées de renier leurs fils comme un être dénaturé, parce que le petit bonhomme n’avait pas voulu s’attendrir sur le sort d’une mouche noyée. Il résulta de ces ébranlemens prématurés des dispositions maladives. Je me rappelle avoir vu dans mon enfance de jeunes et belles femmes qui, par une affectation devenue naturelle, tombaient évanouies à tout propos. Une secousse un peu plus forte les jetait dans des attaques de nerfs; de sorte que tout ce qui les entourait était continuellement dans les angoisses; et c’est précisément ce qu’on trouvait adorable.
Des voix sévères se firent entendre; on accusa hautement Goethe d’avoir causé plusieurs suicides et d’avoir faussé toutes les idées morales: mais c’était vox clamantis in deserto; il fallait bien que la fièvre épidémique eût son terme naturel. Quelques essais de satire, qui parurent dans le temps, étaient, je crois, vulgaires et peu spirituels. Goethe dans ses Mémoires fait mention d’un des plus connus alors, intitulé: Les joies du jeune Werther. – Il y avait certainement de sa faute; mais il y avait aussi de son erreur: il avait été en même temps le magicien et la dupe de ses propres prestiges. Werther, dans lequel il s’est identifié avec son héros, Stella, Clavijo en portent les traces non équivoques. Mais Goethe, doué d’un naturel vigoureux, d’un esprit pénétrant et porté au sarcasme, guérit bien vite de la maladie qu’il avait inoculée aux autres: il arriva sain et sauf au rivage, tandis quo ses débiles admirateurs se débattaient encore dans un déluge de larmes dont il avait occasionné le débordement. C’est dans cette situation qu’il composa le Triomphe de la sentimentalité. Avouez qu’un poëte, sur la tête duquel pèsent des accusations assez graves, qui reconnaît lui-même dans les premières productions, on pour mieux dire explosions de son génie, un certain alliage d’erreur, dont cependant il ne veut pas faire la confession expresse, ne saurait se tirer d’affaire avec plus de grâce et d’habileté.
Je dois dire quelques mots sur la nature de cabinet et de voyage, du prince efféminé. Le goût des jardins anglais était alors très-répandu en Allemagne; la sentimentalité s’en mêla. On ne se contenta plus de présenter des paysages rians et pittoresques, on voulut écarter tout ce qui trahit les soins du jardinier qu’on regardait comme un sacrilège envers la nature: on imita mesquinement les sites agrestes et sauvages, et l’on tomba dans de grandes puérilités. On peupla ces jardins de souvenirs romanesques, pour être à même de se plonger à chaque pas dans des réveries mélancoliques. Ici c’était la tombe du père Lorenzo avec une croix de bois, surmontée de sa pauvre tabatière; là une urne en l’honneur de Werther, ombragée de saules pleureurs; plus loin la cabane de Marie de Moulinis, et peut-être la harpe d’Ossian suspendue dans une grotte, des ruines de châteaux chevaleresques, des ermitages, etc., cela va sans dire. Cependant ce goût champêtre s’accordait mal avec la douilletterie de ces êtres délicats, hommes et femmes, qui parlaient sans cesse de la nature, et qui n’en pouvaient pas supporter le moindre contact un peu rude. Le prince qui s’entoure de décorations pour échapper à ces inconvéniens, en est une image fidèle; en même temps il est un emblème général de la sentimentalité qui substituait partout le factice aux choses vraies et fortes. C’est une idée bien ingénieuse, selon moi, que d’avoir transporté cette manie du jardinage romanesque aux enfers, et de l’avoir liée à la fable de Proserpine. Mais je doute que le mérite du discours d’Ascalaphus puisse être rendu dans une traduction, puisqu’il consiste dans la marche irrégulière mais imitative des vers et dans les rimes baroques.
Les monodrames ont été introduits sur notre théâtre, je crois, par imitation du Pygmalion de Rousseau. On prenait des sujets dans la Mythologie, Médée, Ariane; on les appelait aussi mélodrames, parce que la déclamation était entremêlée de musique pour remplir les intervalles consacrés à la pantomime: c’étaient des morceaux de bravoure pour faire valoir une actrice. Cependant, comme il était difficile de resserrer une action dramatique dans un seul monologue lyrique, on se permettait quelquefois de faire entendre des voix invisibles qui amenaient le denoûment. C’est à quoi se rapporte la plaisanterie des monodrames à deux, et des duodrames à trois.
Il se peut que Goethe ait composé le monologue de Proserpine pour s’essayer aussi dans ce genre: c’est de la belle poésie tout de bon. En y joignant un prologue burlesque, Goethe a fait comme Aristophane, chez qui l’on trouve aussi des morceaux lyriques sublimes au milieu des bouffonneries. Mais l’arrivée du mari, à la fin de l’acte, est le trait saillant; cela donne en un instant l’idée de la situation d’Andrason. – Les femmes sentimentales dont je parlais plus haut n’étaient que trop portées à regarder leurs maris, qui ne l’étaient pas, comme de vrais Plutons.
Le rôle du chambellan, homme très-sensuel et d’un esprit malin, qui est forcé de se plier aux fredaines sentimentales de son maître, est assez plaisant; mais il est fait avec des nuances infiniment légères, comme tout le reste; et c’est là le mérite de la pièce. Le poëte ne s’appesantit sur rien; il s’amuse en passant d’une folie passagère, et dont par-dessus le marché il était le eréateur et l’idole.
L’oracle est la seule fiction fantasque qu’il se soit permise; tout le reste, dépouillé de l’allégorie, n’est que la vérité toute pure. Je vous donne beau jeu contre l’Allemagne; cependant il ne faut pas oublier que les folies que produit l’engouement pour un auteur à la mode, sont toujours restreintes dans un cercle relativement très-petit, quoiqu’elles fassent assez de bruit pour être réputées générales. Ces exagérations littéraires qui se reproduisent chez nous sous différentes formes, sont un surplus d’enthousiasme qui ne trouve pas d’objet dans la vie réelle. La sentimentalité était une plante parasite qui ne pouvait foisonner à ce point que dans l’état paisible et pour ainsi dire oisif de l’Europe avant la révolution.
Le Triomphe de la Sentimentalité n’a été représenté nulle part, que je sache, que sur un théâtre de société dans une maison de campagne du due de Weimar. Pour animer la scène, Goethe y a mêlé des chants et des ballets, tels que des personnes de la société peuvent les exécuter. Je ne saurais vous dire s’il a voulu faire des portraits dans tel ou tel rôle, cela est assez croyable; mais au fond cela est égal pour l’intelligenœ de la pièce.
Je vous ai fait une longue lettre, monsieur, et néanmoins je ne sais pas si elle contient ce que vous voulez savoir. Mandez-le-moi franchement; mais tenez-moi compte au moins do ma volonté, car je suis sorti de toutes mes habitudes pour vous satisfaire. Je suis un Brahme qui s’est retiré de la littérature: mes gymnosophistes vont avant tout; d’un autre côté je donne en ce moment un cours en latin sur les antiquités étrusques...
Je suis curieux d’apprendre si le succès de votre théâtre étranger se soutient. Dans ce cas-là, il est clair que la révolution a remporté un triomphe plus complet sur les trois unités et les soi-disant règles d’Aristote, que sur la féodalité et les prétentions cléricales.
J’ai vécu quelques années près de Goethe, lorsqu’il était dans la force de l’âge et dans la maturité de son génie; j’ai souvent passé des journées entières avec lui, et nous avons beaucoup causé sur ses ouvrages; mais il n’amait guère à donner des explications, comme il n’a jamais voulu faire des préfaces.
Ainsi l’on s’attend à trouver dans ses Mémoires beaucoup de choses qu’il n a pas voulu dire, parce que les relations sociales lui imposaient des réticences; d’autres qu’il n’a pa su dire, parce que le vieux Goethe avait oublié Goethe jeune. C’est pourquoi il n’a guère expliqué que les circonstances extérieures qui ont donné lieu à la production de ses œuvres les plus originales. Toutefois il y a dans cet ouvrage beaucoup de portraits des hommes qui ont puissamment influé sur la marche de notre littérature, et beaucoup d’anecdotes littéraires curieuses, et aujourd’hui presque oubliées chez nous, entièrement ignorées à l’étranger.
Malheureusement il a laissé une lacune entre le troisième volume de la première section de ses Mémoires et la seconde, qui contient le voyage d’Italie; et cette lacune tombe précisément sur l’époque où le Triomphe de la Sentimentalité à été composé, de sorte qu’il n’en parle pas. Je m’en vais vous décrire le mieux que je pourrai les folies dont cette pièce est la parodie.
Le roman de Werther fit une sensation extraordinaire. Les imitations exagérées arrivèrent en foule, et on peut les diviser en doux classes: le genre furibond et le genre lamentable. Dans le premier, on distingua deux hommes dont Goethe parle dans ses Mémoires, Lenz et Klinger. Les furibonds avaient quelques lueurs de génie au milieu de beaucoup d’extravaganne les lamentables étaient tout-à-fait niais. Le roman favori des pleureurs était Siegwart, composé par un certain Miller. C’est une Iecture qui m’a fait verser beaucoup de larmes à l’âge de dix ou douze ans.
On ne saurait attribuer tout cela à la seule influence de Goethe. Il s’était manifesté une tendance semblable dans plusieurs pays, et nommément en Angleterre. En France, les hommes alors étaient trop frivoles et les femmes trop coquettes, pour que cela pût jamais bien prendre. L’Italie a un retentissement bien tardif dans les lettres de Foscolo.
Les Nuits d’Young datent d’une époque un pou antérieure; la nouvelle Héloise, les écrits de Sterne, dont l’admirable ironie ne fut guère sentie, tandis qu’on s’attachait uniquement aux morceaux touchans; les poésies d’Ossian nouvellement découvertes, ou plutôt fabriquées, et une foule de romans, voilà ce qui composait la bibliothèque du public sentimental de ce temps. De la littérature, l’imitation passa dans le ton de la société et même dans les mœurs. C’était un rôle pour les jeunes gens que de s’habiller à la Werther, de se faire sombres et mélancoliques, de braver enfin les convenances sociales comme un outrage fait à la nature; tandis qui rien n’était plus factice que les sentiments dont ils faisaient parade. Les femmes, de leur côté, s’empressèrent d’adopter une coquetterie doucereuse et papelarde; c’était le moyen de combiner de tendres penchans avec une vertu parfaite.
Au fond de cette affectation sentimentale, il y avait cependant une vanité insupportable, un profond égoïsme, et une véritable idolàtrie do soi-même. Le reste des humains, qui ne parlait pas le langage romanesque, fut regardé par les âmes élues comme une espèce inférieure. Quoiqu’on eût puisé dans Rousseau une vénération presque superstitieuse d’épouse et de mère, les relations de famille se ressentirent de ces mêmes écarts. Telle femme mariée avec un homme honnête et raisonnable, se croyait la personne du monde la plus malheureuse, parce que son mari, occupé de son emploi, ne pouvait pas vaquer uniquement aux affaires du cœur, et qu’il exigeait d’elle quelque soin du ménage: elle se permettait peut-être de nourrir les sentimens exaltés d’un jeune homme, se croyant parfaitement pure, parce que de part et d’autre on dédaigna i les sens comme une chose grossière.
L’éducation y eut aussi sa part: on voulait avant tout former le cœur; on exerçait l’enfance aux émotions étrangères à cet âge. Des mères tendres étaient tentées de renier leurs fils comme un être dénaturé, parce que le petit bonhomme n’avait pas voulu s’attendrir sur le sort d’une mouche noyée. Il résulta de ces ébranlemens prématurés des dispositions maladives. Je me rappelle avoir vu dans mon enfance de jeunes et belles femmes qui, par une affectation devenue naturelle, tombaient évanouies à tout propos. Une secousse un peu plus forte les jetait dans des attaques de nerfs; de sorte que tout ce qui les entourait était continuellement dans les angoisses; et c’est précisément ce qu’on trouvait adorable.
Des voix sévères se firent entendre; on accusa hautement Goethe d’avoir causé plusieurs suicides et d’avoir faussé toutes les idées morales: mais c’était vox clamantis in deserto; il fallait bien que la fièvre épidémique eût son terme naturel. Quelques essais de satire, qui parurent dans le temps, étaient, je crois, vulgaires et peu spirituels. Goethe dans ses Mémoires fait mention d’un des plus connus alors, intitulé: Les joies du jeune Werther. – Il y avait certainement de sa faute; mais il y avait aussi de son erreur: il avait été en même temps le magicien et la dupe de ses propres prestiges. Werther, dans lequel il s’est identifié avec son héros, Stella, Clavijo en portent les traces non équivoques. Mais Goethe, doué d’un naturel vigoureux, d’un esprit pénétrant et porté au sarcasme, guérit bien vite de la maladie qu’il avait inoculée aux autres: il arriva sain et sauf au rivage, tandis quo ses débiles admirateurs se débattaient encore dans un déluge de larmes dont il avait occasionné le débordement. C’est dans cette situation qu’il composa le Triomphe de la sentimentalité. Avouez qu’un poëte, sur la tête duquel pèsent des accusations assez graves, qui reconnaît lui-même dans les premières productions, on pour mieux dire explosions de son génie, un certain alliage d’erreur, dont cependant il ne veut pas faire la confession expresse, ne saurait se tirer d’affaire avec plus de grâce et d’habileté.
Je dois dire quelques mots sur la nature de cabinet et de voyage, du prince efféminé. Le goût des jardins anglais était alors très-répandu en Allemagne; la sentimentalité s’en mêla. On ne se contenta plus de présenter des paysages rians et pittoresques, on voulut écarter tout ce qui trahit les soins du jardinier qu’on regardait comme un sacrilège envers la nature: on imita mesquinement les sites agrestes et sauvages, et l’on tomba dans de grandes puérilités. On peupla ces jardins de souvenirs romanesques, pour être à même de se plonger à chaque pas dans des réveries mélancoliques. Ici c’était la tombe du père Lorenzo avec une croix de bois, surmontée de sa pauvre tabatière; là une urne en l’honneur de Werther, ombragée de saules pleureurs; plus loin la cabane de Marie de Moulinis, et peut-être la harpe d’Ossian suspendue dans une grotte, des ruines de châteaux chevaleresques, des ermitages, etc., cela va sans dire. Cependant ce goût champêtre s’accordait mal avec la douilletterie de ces êtres délicats, hommes et femmes, qui parlaient sans cesse de la nature, et qui n’en pouvaient pas supporter le moindre contact un peu rude. Le prince qui s’entoure de décorations pour échapper à ces inconvéniens, en est une image fidèle; en même temps il est un emblème général de la sentimentalité qui substituait partout le factice aux choses vraies et fortes. C’est une idée bien ingénieuse, selon moi, que d’avoir transporté cette manie du jardinage romanesque aux enfers, et de l’avoir liée à la fable de Proserpine. Mais je doute que le mérite du discours d’Ascalaphus puisse être rendu dans une traduction, puisqu’il consiste dans la marche irrégulière mais imitative des vers et dans les rimes baroques.
Les monodrames ont été introduits sur notre théâtre, je crois, par imitation du Pygmalion de Rousseau. On prenait des sujets dans la Mythologie, Médée, Ariane; on les appelait aussi mélodrames, parce que la déclamation était entremêlée de musique pour remplir les intervalles consacrés à la pantomime: c’étaient des morceaux de bravoure pour faire valoir une actrice. Cependant, comme il était difficile de resserrer une action dramatique dans un seul monologue lyrique, on se permettait quelquefois de faire entendre des voix invisibles qui amenaient le denoûment. C’est à quoi se rapporte la plaisanterie des monodrames à deux, et des duodrames à trois.
Il se peut que Goethe ait composé le monologue de Proserpine pour s’essayer aussi dans ce genre: c’est de la belle poésie tout de bon. En y joignant un prologue burlesque, Goethe a fait comme Aristophane, chez qui l’on trouve aussi des morceaux lyriques sublimes au milieu des bouffonneries. Mais l’arrivée du mari, à la fin de l’acte, est le trait saillant; cela donne en un instant l’idée de la situation d’Andrason. – Les femmes sentimentales dont je parlais plus haut n’étaient que trop portées à regarder leurs maris, qui ne l’étaient pas, comme de vrais Plutons.
Le rôle du chambellan, homme très-sensuel et d’un esprit malin, qui est forcé de se plier aux fredaines sentimentales de son maître, est assez plaisant; mais il est fait avec des nuances infiniment légères, comme tout le reste; et c’est là le mérite de la pièce. Le poëte ne s’appesantit sur rien; il s’amuse en passant d’une folie passagère, et dont par-dessus le marché il était le eréateur et l’idole.
L’oracle est la seule fiction fantasque qu’il se soit permise; tout le reste, dépouillé de l’allégorie, n’est que la vérité toute pure. Je vous donne beau jeu contre l’Allemagne; cependant il ne faut pas oublier que les folies que produit l’engouement pour un auteur à la mode, sont toujours restreintes dans un cercle relativement très-petit, quoiqu’elles fassent assez de bruit pour être réputées générales. Ces exagérations littéraires qui se reproduisent chez nous sous différentes formes, sont un surplus d’enthousiasme qui ne trouve pas d’objet dans la vie réelle. La sentimentalité était une plante parasite qui ne pouvait foisonner à ce point que dans l’état paisible et pour ainsi dire oisif de l’Europe avant la révolution.
Le Triomphe de la Sentimentalité n’a été représenté nulle part, que je sache, que sur un théâtre de société dans une maison de campagne du due de Weimar. Pour animer la scène, Goethe y a mêlé des chants et des ballets, tels que des personnes de la société peuvent les exécuter. Je ne saurais vous dire s’il a voulu faire des portraits dans tel ou tel rôle, cela est assez croyable; mais au fond cela est égal pour l’intelligenœ de la pièce.
Je vous ai fait une longue lettre, monsieur, et néanmoins je ne sais pas si elle contient ce que vous voulez savoir. Mandez-le-moi franchement; mais tenez-moi compte au moins do ma volonté, car je suis sorti de toutes mes habitudes pour vous satisfaire. Je suis un Brahme qui s’est retiré de la littérature: mes gymnosophistes vont avant tout; d’un autre côté je donne en ce moment un cours en latin sur les antiquités étrusques...
Je suis curieux d’apprendre si le succès de votre théâtre étranger se soutient. Dans ce cas-là, il est clair que la révolution a remporté un triomphe plus complet sur les trois unités et les soi-disant règles d’Aristote, que sur la féodalité et les prétentions cléricales.
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