Quelquʼempressé que je fusse de répondre à une lettre aussi intéressante et aussi flatteuse pour moi que lʼest la Vôtre, jʼai voulu trouver auparavant quelques moments de loisir pour lire le manuscrit que Vous avez bien voulu me confier, et voilà lʼunique cause du retard de ma lettre, dont je Vous demande mille pardons.
Je nʼai pas pu me procurer ici lʼoriginal dʼOndine, mais en lisant Votre traduction, Madame, jʼai retrouvé mes premieres impressions. Il me semble que Vous avez très-bien saisi la naïve simplicité qui règne dans le recit et les dialogues, et la teinte vaporeuse des descriptions. Votre nom est toujours de bon augure pour le succès dʼune production étrangère introduite en France. Au reste je ne suis guere à portée de prévoir quel accueil les critiques français, cʼest à dire les journalistes, feront à lʼaimable Ondine; beaucoup de choses qui me plaisent infiniment, ne sont pas goûtées par ces messieurs; mon nom est devenu en France une espèce de sobriquet pour désigner un antagoniste du bon goût. Ils vont peut-être subodorer dans cette legère fiction de mon ami Fouqué du romantique, et cʼest le mot dʼordre pour décrier un ouvrage. En Allemagne Ondine a été fort accueillie, même par des personnes qui, en général, sont partiales pour la littérature française, par exemple dans la premiere société de Vienne. Le Comte de Clary, petit-fils du feu prince de Ligne, a fait une suite de dessins qui réprésentent les scènes principales de ce conte merveilleux. Madame de Staël a lu [2] Ondine autrefois avec beaucoup de plaisir, et si son ouvrage de lʼAllemagne nʼavoit pas été achevé auparavant, elle en auroit parlé avec éloge. – En France on veut que la féerie même soit raisonnée, on exige dans un conte de fées une allégorie précise, on veut en pouvoir extraire une morale comme dʼun apologue. Vous avez donc eu raison, je pense, dʼavertir vos lecteurs que nous sommes des rêveurs bizarres, nous autres Allemands. En effet, nous ne craignons pas de nous abandonner à un certain vagabondage de lʼimagination, nous aimons à retrouver dans la poésie ces impressions vagues et intimes que la nature produit dans les ames contemplatives, mais qui sʼévaporent lorsquʼon essaye de les définir, comme dans Hamlet le spectre disparoît silencieusement au moment où Horatio veut le forcer à répondre.
La notice des autres ouvrages de Mr de la Motte Fouqué par Monsieur Mounard mʼa paru très-complette et très bien rédigée. Je ne ferai quʼune seule observation. Le sujet de cette suite de compositions dramatiques que lʼauteur a nommée le héros du Nord, nʼest pas tirée de notre ancien poème héroïque des Nibelungs, mais dʼune tradition scandinave appelée Wolsunga-Saga. Lʼun et lʼautre roulent sur les mêmes fictions, mais dans la tradition scandinave elles sont altérées par la mythologie du Nord. Cela est de peu dʼimportance puisquʼen France la Wolsunga-Saga et le chant des Nibelungs sont également inconnus. Mais le titre de Roi des Pays-bas donné à ce héros fabuleux, Sigurd ou Siegfried, dérange un peu les impressions, parce quʼil rappelle des idées toutes modernes. On pourroit y substituer le titre de Roi dʼAustrasie, car cʼest là le vrai sens de cette expression, et selon moi, cʼest en effet un roi Mérovingien dʼAustrasie, Sigebert; qui est devenu le héros de notre poème.
[3] Depuis nombre dʼannées je nʼai plus revu mon ami Fouqué, il y a même très longtemps que je nʼai point eu de ses nouvelles. Je suis convaincu quʼil sera charmé dʼapprendre que Vous lʼintroduisez dʼune manière aussi avantageuse en France, la patrie de ses ancêtres.
Madame de Staël a été fort sensible, Madame, à lʼintérêt que Vous lui témoignez. Malheureusement nos espérances ne se sont pas réalisées: sa convalescence sembloit dʼabord avancer rapidement, mais depuis quelque temps son état est devenu stationnaire, et elle est toujours trop foible pour entreprendre le voyage de Suisse. Cependant je me flatte que nous y arriverons dans le cours de lʼété, et cʼest avec un double plaisir que je reverrai cette fois-ci les rives de votre beau lac.
Veuillez agréer, Madame, lʼhommage de mon dévouement respectueux.
Votre très-humble et très obéissant serviteur
A. W. de Schlegel
Paris 28 Mai 1817
Rue neuve des Mathurins N° 9