Monsieur,
Cent fois j’ai pris la plume pour Vous écrire et toujours le coeur m’a failli. Je craignois de ne pas être le maître de ma propre émotion et d’exciter trop douloureusement la Vôtre. Quelles consolations peut-on espérer d’apporter à une perte semblable? Il faut se soumettre aux décrets de la Providence.
Vous savez, Monsieur, que j’ai eu une affection paternelle pour Votre fils. Je regretterai pendant toute ma vie ce vertueux jeune homme que la nature avoit doué de toutes ses graces, et qui, d’après les preuves si précoces qu’il a données de ses talents et de son application, s’il avoit vécu, eût continué d’illustrer le nom de Colebrooke, en marchant sur les traces de son père.
Nous nous reverrons, j’espère – alors nous parlerons de lui, et nous confondrons nos larmes.
Vous devriez faire un voyage pendant la belle saison, pour Vous distraire et remettre [2] Votre santé. Je Vous propose les bords du Rhin; je m’estimerai heureux de Vous recevoir dans ma maison pendant Votre séjour à Bonn. Grace aux perfectionnemens de la navigation, ce voyage est devenu extrêmement commode et facile. En arrivant de Londres à Rotterdam, Vous y trouverez un autre bâteau à vapeur qui Vous fera remonter le Rhin jusqu’ici. Le voyage ultérieur se feroit mieux par terre, pour voir à loisir tant d’objets intéressants sur les deux rives – les routes sont belles et les postes bien servies. Vous pourriez ensuite redescendre par eau. Sir James Mackintosh et Sir Alexandre Johnston ont été charmés de cette course.
Je reserve les nouvelles littéraires pour une lettre prochaine. D’autres travaux et un voyage de quatre mois m’ont un peu écarté de l’Inde, mais j’y reviens, et la première livraison de mon Râmâyańia, c’est à dire le texte du premier livre avec une division du second, et une préface Latine sur les principes de critique que j’ai suivis sur les manuscrits, sur les différentes rédactions du texte – va paroître incessamment.
Le Dr. Lassen, qui est toujours mon commensal et mon collaborateur, me charge de le rappeler à Votre souvenir et de Vous témoigner [3] la vive part qu’il a prise dans Votre affliction. Lui aussi avoit beaucoup d’amitié pour Votre fils, et il s’est souvent fait son compagnon.
Adieu, Monsieur! Je fais des voeux pour Votre bien-être et pour la conservation de Votre vie. Veuillez agréer l’expression de ma considération très distinguée et de mes sentiments les plus empressés.
V[otre] tr[ès] h[umble] & tr[ès] ob[éissan]t serviteur
A W de Schlegel
P.S. Je viens de recevoir Votre lettre du 9 fevrier avec l’envoi qui l’accompagne. Je Vous suis infiniment réconnoissant du touchant souvenir que Vous me destinez. Je porte le deuil de votre fils dans mon coeur – je le porterai avec un double attendrissement par le signe extérieur de cette belle bague en pensant qu’elle me vient de Vous et de lui.
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