A. D. XI Kalend. Jan.
[recte: 21. Dezember 1818]
Je suis vraiment confus de vos bontés, mon cher Auguste, et jʼai un million de pardons à vous demander de mon long silence. Cependant jʼespère que vous trouverez mon excuse dans ma situation. Je suis arrivé ici dans les premiers jours de Novembre, mais étant tout seul jʼai été distrait par les soins dʼun établissement, assez incommode à faire dans une saison déjà fort avancée. Jʼai fait deux courses à Cologne, pour y commander des meubles, de lʼargenterie etc. Ensuite je me suis voué avec zêle aux fonctions de mon emploi. Par dessus le marché jʼai été indisposé pendant quelque temps, sans vouloir cependant interrompre mes cours. Ajoutez tout cela à ma paresse ordinaire, et vous aurez une explication plus que suffisante du retard de mes lettres.
Puisque vous avez lʼextrême bonté de vous intéresser à mes affaires, parlons en dʼabord, afin dʼen être débarassés.
Jʼai pris encore 2500 francs sur ma lettre de crédit. Comme je nʼai pas passé par Francfort en venant ici, il a fallu me faire adresser par Mrs. Bethmann à leur correspondant dʼici, qui mʼa écorché comme un juif quʼil est.
Il reste encore 2500 francs à ma disposition. Je pourrois bien être dans le cas en quelque temps dʼici, dʼépuiser ce reste, car puisque cette lettre de crédit existe, il est plus simple dʼen faire usage que de tirer de lʼargent de Paris.
Ne me croyez pas dépensier, mon cher Auguste, – mais cʼest une chose fort chere, vous le savez par votre propre expérience, de meubler une maison non seulement (surtout si lʼon aime lʼélégance comme moi) mais de monter tout un ménage. Une fois établi, je serai fort à mon aise; je vois déjà que mon ménage journalier va très-bon marché, et jʼespère pouvoir laisser mes rentes en total ou en grande partie entre vos mains, fructifier par votre excellente administration et augmenter nos fonds.
Jʼai vu la baisse des fonds publics, et je lʼattribue aussi en partie aux causes que vous indiquez. Cependant il y entre certainement des combinaisons européennes. On a fait de grandes opérations financières à Aix la Chapelle qui ont produit un manque dʼargent comptant partout. Gentz en revenant du Congrès, mʼa prédit cette crise – dès lors de grands embarras sʼétoient fait sentir à la bourse dʼAmsterdam.
Je vous envoye une lettre pour Mssrs Tottié et Compton – vous jugerez vous même quand il sera à propos de retirer en partie ou en total lʼargent que jʼai chez eux. Si le change est défavorable en ce moment, lʼavantage dʼun intérêt plus élevé ne seroit quʼillusoire. Ainsi vaut-il peut-être mieux laisser provisoirement chez Tottié ce quʼil a. Cependant je mʼen remets entierement à vous.
Je suis bien éloigné de vouloir vendre mes inscriptions – je pense que la crise nʼest que momentanée, que les intérets seront payés, et jʼai toujours fort bonne opinion de la dette publique de France. Je nʼai pas envie non plus dʼacheter en ce moment ni du tiers consolidé, ni des actions de la banque. Je suis dʼavis quʼil faut en ce moment se tenir quoi avec sa petite fortune, ne rien deplacer, et voir comment les choses tournent. Toutefois je vous enverrai la procuration notariée ou avec cette lettre, ou dans quelques jours au plus tard.
Dites-moi ou vous en étes dans la négociation concernant les deux collections dʼœuvres complètes, et quand et dans quelle mesure il me faudra remplir mes engagemens à cet égard. Étant muni de ma lettre pour Tottié vous pourrez tout de suite les mettre à exécution.
Jʼaurois bien grand plaisir de prendre part à vos travaux préparatoires pour lʼédition des œuvres de votre Grand-pere, quoique jʼaye peu de lumieres dans ce genre. Je me rappelle avec une satisfaction extrême nos occupations communes de lʼhyver dernier.
Mon appartement me fait une certaine illusion – jʼai dans ma chambre un parquet, une superbe cheminée, une alcove pour mon lit, et un grand bureau comme chez vous, – de sorte que je pourrois me croire logé à Paris. Il nʼy manque que votre societé.
Pour la premiere fois de ma vie, je me vois appelé à arranger et à diriger un ménage – cʼest mon coup dʼessai et je me flatte que cʼest un coup de maître. Jʼai trouvé un très-bon demestique, jeune homme encore mais ancien hussard et hulan, et qui a tout une autre tournure que notre malingre tailleur Coppetan. Jʼai une cuisinière excellente qui me prépare des consommés très confortatifs – je déjeune et je dine aux heures parisiennes, mais hélas! je dine tout seul.
Lʼhyver sʼest annoncé dʼabord très-doucement de sorte que jʼai cru retrouver la température de Paris – mais voici depuis dix jours un froid germanique – beau temps du reste. Cependant je persiste à ne point allumer de poêle, et à rester au coin de ma cheminée. La grande Agrippine, je crois, fesoit de même, quand elle étoit en quartiers dʼhyver ici, tandis que son fils cadet, se promenant en petites bottines, prenoit le nom de Caligula. Il est vrai que jʼai pris mes précautions: portes et fenêtres doubles, tapis etc. Dira-t-on que je suis un allemand dénaturé parce que je me grille auprès dʼune cheminée, au lieu de me faire bouillir à petit-feu dans la vapeur dʼun poêle? Cʼest bien pis pour le vin – je ne bois que du bon vin de Bordeaux et de Bourgogne que je trouve à Cologne. Quoique nous portions le beau nom dʼUniversité Prussien[n]e-Rhenane, –
genus haec Rheno iactabat ab ipso, –
je reserve le vin du Rhin pour boire à la santé du roi. Je suis comme Erasme, qui ne pouvant pas supporter dʼobserver le carême disoit que son estomac le rendoit Luthérien malgré lui.
Dites-moi franchement si mes lettres ont déjà pris un gout du terroir. Je voudrois bien conserver la faculté dʼécrire des livres en françois. Cʼest pourquoi je désire que ma bibliothèque contienne tous les grands modêles du style dans votre langue.
le 22 Dec. Voici ma lettre pour Mssrs Tottié et Compton. Je vous enverrai dans deux ou trois jours la procuration notariée, ainsi quʼune lettre à Baldwin, contenant une commission de livres. Lʼenvoi de mes livres parisiens pourra être différé jusquʼà lʼarrivée de mes livres indiens de Londres, puisquʼaussi bien, ce que Delaunay doit fournir, nʼest pas encore completé. Le tout pourra alors être emballé et expedié ensemble. Mes caisses de livres sont arrivées heureusement à Basle, – dans cette saison on ne peut plus penser à les faire descendre le Rhin. Dʼailleurs on mʼa tant effrayé sur les avaries auxquels les effets sont exposés dans cette navigation, que jʼaime mieux payer les triples frais du transport, en les faisant venir par terre – sur la rivière Achse, dont on se sert si prodigieusement en Allemagne, comme disoit un voyageur français.
Cachet mʼa envoyé le compte de ses dépenses pour lʼemballage de ma bibliothèque etc, lequel se monte à 131 francs 12 sous. Voudriez-vous avoir la bonté de le lui faire rembourser, et dʼy ajouter 30 à 40 frcs ou ce que vous jugerez à propos, pour sa peine.
Jʼai contracté une dette si enorme en fait de lettres auprès de votre sœur et de Mlle Randall que je dois reserver pour un autre jour lʼentreprise de mʼen acquitter. Mes lettres datées de ce petit coin du monde pourront il est vrai nʼavoir que peu dʼintérêt pour vous autres qui vivez au milieu du tourbillon. Rappelez-moi je vous prie au souvenir du par sin par, et mettez moi aux pieds de la divine duchesse. Mille et mille amitiés.