Monsieur,
j’ai reçu l’obligeante lettre que Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de Coppet le 16. du mois passé. Si j’ai différé d’y répondre c’est que je me proposois de Vous parler de l’intéressant ouvrage que Vous avez eu la bonté de me déstiner, mais qui ne m’est pas encore parvenu, je ne sais si par la faute de votre ami à Milan ou par quelqu’autre accident. Je partage bien sincèrement la profonde douleur que Vous éprouvez, monsieur, par la perte de l’illustre amie et protectrice que la mort Vous a ravie. Il n’y a pas de consolation pour un coup de cette nature que le tems peut bien un peu amortir, mais dont la funeste impression ne s’efface jamais. On peut juger de ce que doit souffrir celui qui depuis douze ans a jouit du bonheur de voir tous les jours cette femme unique, lorsque comme moi on a vu la douloureuse sensation que sa mort a causé, dans ce pays lointain, à tout le monde, même à ceux qui ne la connaissoient que par ses écrits. Non, jamais personne a été régrettée, pleurée comme Mme de Staël, et son coeur tendre et aimant a bien mérité ce tribut. Veuillez, Monsieur, présenter mes hommages à Mr. le Bon de Staël qui dans ce moment doit être si excédé des lettres qu’on lui adresse de toutes parts, qu’il me sauva gré de ne pas l’importuner par mes condoléances. Dites [2] seulement, je vous supplie, combien je suis reconnoissant de la bonté qu’il a eu d’écrire en Suède en ma faveur; et si dans ce pays on n’a encore rien fait pour moi, c’est ma mauvaise étoile qui en est la cause, car de même que Vous et Mr. de Staël, plusieures autres personnes infiniment respectables ont bien voulu s’intéresser pour moi auprès du prince qui gouverne ma patrie. Aussi si l’injustice de ce prince à mon égard me force un jour à renoncer entièrement à ma patrie, je conserverai toujours un souvenir reconoissant des bontés dont mes amis m’ont comblé dans cette circonstance.
Je devrois Vous parler un peu de la littérature Etrusque, ainsi que Vous me l’avez ordonné dans une lettre précédente, mais, heureusement pour mon ignorance, je vois par votre dernière lettre que le goût de l’Etrusque vous est passé. Au reste je vous avoue, Monsieur, que je ne vois pas de bonne raison pour faire venir l’alphabet étrusque immédiatement de la Phénicie, sans passer par les mains des Grecs, tandis que tous les monumens prouvent que les Toscans ont tout reçu de ces derniers, littérature, fables, beaux-arts, enfin tout ce qu’ils savoient. Et n’allez pas pour cela m’accuser que j’accorde trop aux grecs; bien au contraire, excepté le génie et le goût qui leurs sont propres, je crois que les grecs ont beaucoup emprunté des Phéniciens et plus encore du peuple le plus étonnant, des Egyptiens. À propos de ces derniers, ce n’est que depuis peu de mois que nous possedons ici le grand ouvrage sur l’Egypte, et Vous pouvez croire, Monsieur, que j’en ai fait mon profit avec avidité. Jamais livre a plus renversé de systèmes, plus corrigé d’opinion, plus détruit de vieilles préventions que celui-ci. Il nous faut un homme du génie qui nous fasse [3] le commentaire de ces magnifiques tableaux, car celui qui a fait l’avant propos n’est qu’un barbouilleur. Pardon, Monsieur, que je Vous entretiens d’un livre qui à Paris est déjà une vieillerie, mais nous autres Romains nous sommes toujours arriérés de quelques années en fait de littérature étrangère. D’ailleurs les Egyptiens, je crains, ne Vous intéressent que faiblement, depuis que vous vous occupez des Indiens, leurs rivaux. J’admire votre passion pour les Brames, et je voudrois bien avoir un peu de cette passion, car j’avoue que ces incarnations ne m’ont jamais beaucoup amusé. Votre travail sur l’affinité du sanscrit avec le grec et le latin sera fort in[...] Le père Paolino, à la vérité, a déjà traité cette matière dans une dissertation latine, mais assez mal, comme cela lui arrivoit souvent. Votre immense érudition, monsieur, nous fait espérer tout autre chose de votre main. Mais, oserais-je vous demander pourquoi le faire en latin? On n’aime pas à voir une page de cette noble langue entrelardé de mots barbares et d’une écriture plus barbare encore, telle que le sanscrit. Nos jargons modernes sont assez bons pour ces sortes de recherches, et d’ailleurs plusieurs de nos orientalistes, je crains, n’entendent pas trop le latin. Je vote donc pour le françois.
Agréez, monsieur, l’assurance de la considération très distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très dévoué serviteur Akerblad
[4] à Monsieur
Monsieur le Chevalier de Schlegel
chez Mr le Duc de Broglie
à Paris