Monsieur et illustre ami,
Je ne veux pas tarder plus longtemps à vous adresser mes remerciements pour le beau présent que vous avez bien voulu me faire transmettre par M. le Dr Gildemeister. Je nʼai pas encore pu lire la totalité de votre traduction, mais ce que jʼen connais déjà mʼa paru digne de votre nom, et de ce que lʼEurope savante attendait de lʼétude approfondie que vous avez faite de ce grand poème. Il y a dans cet ouvrage un vif et profond sentiment de lʼantiquité indienne quʼexprime avec le plus rare bonheur votre brillante latinité. Ce qui mʼa frappé surtout, et ce qui frappera tous les lecteurs, cʼest lʼexquise mesure de vos notes si pleines de vues neuves et élevées. Cʼest un excellent exemple que vous avez donné là aux savants qui se proposent dʼannoter des auteurs orientaux, et notre savant confrère, M. E. Quatremère, aurait bien fait, dans son histoire des Mongols, de se tracer un plan aussi rigoureux que celui dont vous venez de donner le modèle. [2] Après le magnifique cadeau que vous venez de faire aux amateurs de la littérature indienne, nous devons avoir des espérances assez fondées de voir, paraître bientôt la seconde édition de votre Bhâgavad-gîta, dont la première est depuis si longtemps complètement épuisée. Je sais personnellement combien cet ouvrage est déjà avancé.
Je vais rappeler aux membres de la Société [asiatique] qui sʼoccupent de la librairie les torts que nous avons à votre égard, et tout ce qui pourra être fait le sera certainement pour vous. Il serait peut-être bon que, quand M. Lassen aura lʼoccasion dʼécrire à Paris, vous voulussiez bien lui donner une note de ce que vous désirez, note quʼil me transmettrait pour me diriger.
Vous êtes bien bon de vous occuper de ma santé, qui nʼest pas plus brillante que celle dʼun homme qui souffre de temps en temps de la gravelle. Ce qui mʼest le plus pénible, cʼest lʼinterruption, trop fréquemment répétée, de [3] tout travail quʼentraîne mon état presque habituel. Aussi ne puis-je dire au juste quand je serai en état de vous faire hommage du premier volume du Bhâgavata Purâna, texte et traduction, dont je mʼoccupe en ce moment. Je ne suis encore quʼà la 29e feuille, et le volume, qui sera in-folio, doit en avoir 80; lʼImprimerie royale, avec son système fastueux et bien inutile dʼornements, cause des retards qui ne sont pas de mon fait, et pendant lesquels je mʼoccupe de la suite de mon travail sur le Zend-Avesta. Je ne vois pas encore jour à publier la traduction dʼun ouvrage buddhique du Népal, que jʼai achevée il y a quelques mois. Au reste, la belle littérature sanscrite nʼy perdra pas beaucoup, car la langue de ce livre est dʼune barbarie détestable.
Adieu, Monsieur, permettez-moi dʼespérer que je recevrai de temps en temps des nouvelles de votre santé, si précieuse à la science, et des travaux que vous faites pour son honneur et le vôtre, et croyez aux sentiments de dévouement respectueux avec lesquels je suis
Votre très humble et obéissant serviteur,
Eugène Burnouf.
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